Discours de réception, et réponse de M. Érik Orsenna

Le 16 juin 2011

François WEYERGANS

Réception de M. François WEYERGANS

 

M. François Weyergans, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Maurice Rheims, y est venu prendre séance le jeudi 16 juin 2011, et a prononcé le discours qui suit :

 

Mesdames et Messieurs de l’Académie française,

Puis-je tutoyer d’emblée votre Compagnie, lui dire : « Je t’apporte l’enfant d’une nuit d’Idumée », ce premier vers d’un poème du jeune Mallarmé dédié à la nuit, au travail, à l’angoisse et où l’on peut lire ensuite : « L’aurore se jeta sur ma lampe angélique. » Ma lampe n’a rien d’angélique, elle est halogène alors que les lampes à halogène vont disparaître. L’enfant d’une nuit d’Idumée, quel professeur m’expliqua qu’il ne s’agissait pas d’un enfant, mais d’un travail fait en pleine nuit, fruit de l’insomnie plutôt que de l’amour ? Je ne vous apporte pas un poème, je vous apporte... des paragraphes, écrits la nuit dans un immeuble qui occupe à Paris l’emplacement de la ferme Magu, démolie en 1904, ferme où vos confrères Boileau et La Fontaine se retrouvaient pour boire du lait pur à la campagne, sur la colline de Chaillot... Vous attendez de moi un discours, apparemment... Ce discours en sera-t-il un ? Oui, si je me fie et confie à l’étymologie : le verbe latin discurrere veut dire, votre dictionnaire nous le rappelle, « courir de différents côtés », et le mot discursus signifia : « action de courir çà et là ». J’irai donc çàet là, mais peut-être pas en courant.

Je rouvre le premier tome de la neuvième édition de votre dictionnaire à la page 1467 de l’édition en format dit de poche, je dirais plutôt format de gibecière – après tout un dictionnaire c’est la pêche ou la chasse au mots. À cette page figure le mot discothèque (j’y reviendrai), suivi de discoureur, discourir et, nous y voilà, discours. Vous avez tout prévu ! Vous mentionnez les six parties d’un discours selon les règles classiques. À vous lire, j’en suis à l’exorde. Page 150 du tome 2 de votre dictionnaire, exorde est défini comme l’entrée en matière d’un discours. Mais le premier exemple que vous donnez est déprimant : « Cet exorde est trop long ». Revenons au mot discours, où vous avez tout prévu, là aussi par vos exemples : « écrire, composer un discours, prononcer, lire un discours », on est d’accord. Mais voici qu’apparaissent, à côté du discours plein de sagesse, le discours extravagant, le discours impertinent, la phrase « où tend ce discours ? », et après « il improvisa un brillant discours », ce qui n’est pas de mise sous cette Coupole, je veux dire l’improvisation, vous écrivez aussitôt, mine de rien, « ce fut un bien médiocre discours ».

J’ai souvent pensé qu’il y avait du sadisme dans les dictionnaires – comme dans les rapports humains. Je préfère les grammaires, qui peuvent, cela dit, vous démoraliser aussi bien qu’un dictionnaire, dès qu’elles mettent à nu les rapports entre le passé, le présent et le futur flanqué du conditionnel. Dans la grammaire de Bescherelle, la vraie grammaire du vrai Bescherelle – j’espère réussir à parler tout à l’heure des Remarques sur la langue française de Vaugelas, le premier occupant de votre fauteuil 32 en passe de devenir le mien, Vaugelas élu à l’Académie française avant d’avoir publié quoi que ce soit – dans Bescherelle, un paragraphe insidieux affirme qu’on retrouve, dans « j’avais aimé », la combinaison d’un passé avec un passé, ce qui ne fait guère, convenez-en, le bonheur du lecteur mais enchante le grammairien. Grammaire et dictionnaire me renverront toujours à la phrase, à la devise, je dirais au logo de Jacques Lacan : « L’inconscient est structuré comme un langage. »

Enfin, votre dictionnaire, au mot discours – je le quitterai bientôt pour en venir à « discothèque » – donne aussi cet exemple : « Discours de réception à l’Académie française. » Nous y sommes. C’est bien la première fois que j’ai le sentiment d’incarner un exemple de dictionnaire. Je deviens un discours, je suis discours. Comme Jean de La Bruyère au début de son propre discours, j’ai « devant les yeux l’Académie française ». Mais pourquoi ai-je parlé de première fois ? À l’âge de douze ou treize ans, je connaissais par cœur non seulement la liste des départements et de leurs chefs-lieux, la liste des coureurs du Tour de France, la liste des rois de Danemark, mais également la liste des membres de l’Académie française. Je me tenais au courant, j’approuvais ou désapprouvais les élections – selon quels critères ? –, déplorais les décès, je... tenez-vous bien... je rédigeais des discours de réception. Je fis recevoir François Mauriac par Paul Claudel, roman contre théâtre. Les ouvrages de nombre de vos confrères des années 1950 se trouvaient dans la bibliothèque de mon père, je lisais ou feuilletais des livres qui n’étaient pas, comme on dit, pour mon âge. Je donnerais beaucoup pour retrouver le cahier d’écolier où je transcrivais mes discours de réception !

Mon modèle secret était celui d’Edmond Rostand, publié par la Librairie Charpentier et Fasquelle, Eugène Fasquelle éditeur, 11 rue de Grenelle : comment aurais-je pu me douter alors qu’un de mes éditeurs serait un jour Jean-Claude, le petit-fils d’Eugène ? Edmond Rostand disait : « Je prépare mon discours, je ne sais pas ce que j’en ferai, mais j’ai déjà le premier mot : Messieurs. » J’ai plus de chance que lui avec trois mots, « Mesdames et Messieurs. » Il imaginait, en guise de discours, une fiction d’auteur dramatique. Son héros en serait arrivé à la grande scène de la réception, au discours à faire. Il aurait affronté ce que Rostand appelle « l’illustre et terrible Compagnie ». Illustre certes, mais terrible ?

Je vous regarde, Mesdames et Messieurs de l’Académie française, vous me semblez très aimables : « tâcher de rendre la vie aimable », ai-je lu dans votre dictionnaire. Le doublement immortel auteur de Cyrano de Bergerac, immortel parce qu’il fut des vôtres, immortel parce qu’il écrivit ce qu’il écrivit, déclara : « J’ai colligé les exordes de tous les récipiendaires », autant de mots que le jeune garçon que j’étais découvrit à cette occasion. Et puis, continuait Rostand, tout est dit depuis plus de deux cent cinquante ans qu’il y a des académiciens (c’était en 1903).

Relisant ce discours aujourd’hui, je comprends mieux pourquoi il me plut. Rostand parlait de « ces sentiers digressifs qui s’amorcent si bien sur l’avenue classique de l’éloge ». Son éloge sera celui de M. de Bornier, dramaturge dont j’ignorais et continue d’ignorer tout. La fin du discours de Rostand me sembla un peu érotique, un peu troublante, si j’ai bonne mémoire. L’auteur de théâtre Bornier se confie à sa femme : « J’écris des choses abominables ! » C’était la vie de l’Arétin, où la débauche abonde. Rostand parle du bruit d’un baiser. Le bruit d’un baiser, cette sorte de concept m’avait intéressé, figurez-vous. Bornier renonce à la débauche pour ne pas effrayer sa femme et sa fille : au deuxième acte, l’Arétin se convertit ! Rostand ajoute qu’il faut réhabiliter la passion.

Et voilà qu’un bon demi-siècle après m’être inspiré de Rostand, c’est à mon tour. À mon tour, et pour de vrai, comme disent les enfants.

Mais pourquoi Rostand, somme toute ? Je n’aurais pas été capable d’apprécier ce que dit, en étant reçu par votre illustre et aimable Compagnie, Fénelon, M. l’abbé de Fénelon, futur archevêque de Cambrai, militant en 1693 pour, je le cite, un genre d’écrire plus simple, plus naturel, plus court, plus nerveux, plus précis. On a l’impression qu’il fait l’éloge d’Ernest Hemingway ! Lequel Hemingway, lorsqu’il reçut le prix Nobel, a dit des choses très bien sur les réunions d’écrivains, disant à peu près qu’elles ne servaient à rien. Il disait que l’écriture exige une vie solitaire, et que les réunions d’écrivains adoucissent cette solitude mais qu’il doutait qu’elles les fassent écrire mieux pour autant.

Mais c’est si dur d’être seul, même si la solitude est un but vers lequel on tend. On n’est jamais seul. Il y a les souvenirs, les objets. Nous nous entourons d’objets, moins par goût, quoi qu’on en dise, que par superstition, par un vieux reste indomptable de fétichisme, par un besoin de se rassurer.

Les premiers objets furent sans doute des pierres choisies parmi d’autres, ramenées dans des grottes – un geste perpétué tant de siècles plus tard par les petits enfants qui ramassent des cailloux. La nature offrait ces pierres. Ensuite vinrent les artisans. Puis les artistes. Puis les marchands suivis par les antiquaires. Je pense à cet ouvrage historiquement important, La Vie étrange des objets, publié en 1959 par votre confrère Maurice Rheims, qui n’annonçait pas une histoire générale de l’objet mais un essai, écrit-il dans son introduction, pour élucider les raisons de l’attachement passionné que nous portons à l’objet, à nos objets ou à ceux des autres dont nous souhaitons parfois nous emparer. De grands seigneurs japonais se firent la guerre pour la possession d’une pierre. Maurice Rheims évoque plus paisiblement les ventes, et il est vrai qu’après l’avoir lu, après avoir lu aussi Les Fortunes d’Apollon, ouvrage d’un commissaire-priseur qui abaissa plus de trois cent mille fois son marteau, on ne regarde plus une vitrine d’antiquaire ou on ne visite plus certains musées comme avant. On ne voit plus comme avant la célèbre scène de la vente aux enchères filmée par Hitchcock dans La Mort aux trousses. C’est ce que je lui aurais écrit, s’il avait été vivant lorsque je sollicitai vos suffrages.

Son premier grand livre, cette Vie étrange des objets, arrive dans ce discours au moment où j’évoque la solitude de l’écrivain compensée par les heures où ils se retrouvent entre eux, et j’ai recueilli tant de témoignages de ceux qu’un Maurice Rheims, rieur, vigoureux, attentif, invitait à dîner chez lui. Deux écrivains furent pour lui, écrit-il, mieux que des amis intimes. Je le cite : « Il s’agit de Jean d’Ormesson et François Nourissier. Voilà quarante ans que nous nous connaissons, il ne se passe guère de jour sans que nous nous téléphonions. Nous voyageons volontiers ensemble ; avec eux, je suis allé prendre le risque de m’aventurer sur des skis ! Plutôt que d’intimité, je préférerais parler d’intime complicité. Je les aime comme j’ai pu aimer certaines femmes, si ce n’est qu’avec eux je ne fais pas l’amour... Ce que je ressens pourrait bien évoquer un peu le sentiment amoureux, j’en vois le signe lorsque je me sens touché au cœur au moment d’approcher l’un ou l’autre. »

L’hospitalité de Maurice Rheims est en train de devenir légendaire, en Corse, à Venise, à Paris. Il évoque sa surdité, à la fin de sa vie, mais une personne qui a gardé une grande affection pour lui m’a confié qu’il entendait quand même mieux les femmes que les hommes.

Et puis, il faisait partie de ceux qui s’intéressent à tout. Il pratiqua la curiosité comme d’autres les arts martiaux. S’intéresser à tout, c’est quand même mieux que ne s’intéresser qu’à soi. En littérature, quand il y a les deux, eh bien c’est Montaigne.

Puis-je maintenant dire : « je suis venu nombreux » ? Les personnages de mes romans ont tenu à m’accompagner afin de vous dire merci. Un merci que nous voulons, mes personnages et moi, le plus sincère et partant le plus simple possible. C’est surtout mon moine copte qui insiste sur la simplicité. Parce que le psychanalyste que j’ai surnommé le Grand Vizir était prêt, lui, à se lancer dans des propos plus pessimistes sur la sincérité. Nous mesurons l’honneur que vous faites à mes personnages et à leur auteur en les invitant à se trouver ici aujourd’hui.

Le mot remerciement me fait penser à celui de compliment, au sens où l’utilisait cette merveilleuse actrice, Madeleine Renaud, qui interprétait un des monologues de La Tentation de saint Antoine, la pièce de Flaubert prétendument injouable que Maurice Béjart mit en scène au théâtre de l’Odéon en 1967.

Elle arrivait à son heure, au milieu du spectacle, et elle souriait en coulisses : « Je suis venue pour dire mon compliment. » J’avais l’impression qu’elle remerciait Flaubert. Elle avait à dire, seule en scène, le monologue d’Isis. Et puis : « Est-ce que j’ai bien dit mon compliment ? »

La rime aidant, je pense depuis lors que le remerciement est un compliment, ou le contraire, enfin, vous voyez... Maurice Rheims vous a dit, lapidaire (il était le fils d’un général) : « Vous m’avez élu, merci. »

Il n’y a que votre Compagnie qu’on remercie en cette circonstance. Je vais me permettre de glisser un compliment à mon comité d’honneur, appelé aussi comité de l’épée. Je complimente chacun de ses membres qui me parrainent en quelque sorte, et me défendraient si besoin était, à commencer par celui qui accepta de présider ce comité, Pierre Bergé, que vous connaissez bien, Mesdames et Messieurs de l’Académie française, et dont l’intelligence, la finesse et l’affection me soutiennent. Je veux rendre hommage, en cette séance solennelle, aux dissidents chinois qui sont représentés dans ce comité par l’artiste Ai Weiwei et l’avocat Chen Guangcheng : ce fut difficile de les contacter via leurs proches, j’espère que leur présence sur un carton où figure aussi le nom prestigieux de l’Académie française pourra leur être un tout petit peu utile. Je rends hommage aussi, solennellement, au cinéaste iranien Jafar Panahi, contacté par « Skype ». On veut l’emprisonner, lui interdire de filmer pendant vingt ans ! Ubu est partout, mais Ubu a vraiment cessé d’être drôle. L’Iran, ce pays de si haute culture – il m’arrive de préférer à toute autre musique la savante et subtile musique classique iranienne ou persane – l’Iran devenu sous nos yeux ce qu’il est... Puisse le siège symbolique qui est offert cet après-midi à Jafar Panahi servir un tant soit peu sa défense.

Une autre façon, Mesdames et Messieurs de l’Académie française, de vous remercier, je souhaitais l’emprunter au théâtre kabuki, même si nous ne sommes pas au Kabuki-za de Tokyo. Il existe au Japon une coutume que le narcissisme occidental a du mal à admettre : les artistes devenus célèbres en profitent pour changer de nom. Les acteurs de kabuki prennent le nom d’un de leurs glorieux prédécesseurs. Né Natsuo Horikoshi, un acteur s’appela Ichikawa Ebizo X, le dixième à jouer sous ce nom fameux, puis Ichikawa Danjuro XII. J’ai connu Nakamura Utaemon VI : ce fut le sixième acteur, un trésor national vivant, à prendre le nom de Utaemon.

Comme si Michel Piccoli s’appelait Louis Jouvet IV... Ces prises de nom ont lieu lors d’une cérémonie, appelée shumei, au cours de laquelle ces grands comédiens viennent dire au public qu’ils ne méritent pas l’honneur qui leur est fait, qu’ils jouent d’ailleurs très mal, et ils pleurent, ils se roulent par terre sur scène, ils crient leur honte. Vais-je me rouler par terre – il n’y a pas la place – vous dire en criant et en pleurant que je ne mérite pas l’honneur que vous me faites ? Plus simplement, voici mon souhait : me diriez-vous bonjour en m’appelant Alfred de Vigny XVII ?

Cher Alfred de Vigny ! Le fauteuil où vous m’admettez fut occupé par lui. Sa poésie fait partie de ma vie. Comment ne pas être amoureux d’une femme qui vous récite La Mort du Loup ? J’ai connu cette joie.

Hélas ! ai-je pensé, malgré ce grand nom d’Hommes,
Que j’ai honte de nous, débiles que nous sommes !
Comment on doit quitter la vie et tous ses maux,
C’est vous qui le savez sublimes animaux.

Parmi les personnages de mes romans, il y a un producteur de cinéma, Melchior Marmont, qui rachète à quatre-vingt-deux ans la maison de son enfance et y passe sa première nuit de propriétaire à déballer des cartons, il en sort œuvres d’art et objets d’art – Maurice Rheims nous explique très bien la différence, Maurice Rheims, un homme dont mon producteur aurait tout de suite voulu devenir l’ami. Ils se seraient entendus comme larrons en foire. Ils auraient pu monter ensemble un numéro qu’ils auraient présenté dans des boîtes de nuit : Maurice et Melchior, en s’inspirant du célèbre livre allemand pour enfants, Max und Moritz. J’aurais dû les faire se rencontrer dans mon roman, dans cette merveilleuse et plutôt récente invention de l’esprit humain qu’est le roman, où la réalité et la fiction s’entendent à demi-mot, sympathisent parfois, se disputent souvent, finissent toujours par s’entraider.

Je ne fais pas allusion à l’autofiction, qui m’insupporte. Quand on m’en parle, je réponds que je préfère les autos tamponneuses. Et je me souviens d’une conversation avec Federico Fellini. Après son film sur Rome, il en envisageait un sur Paris. Il cherchait un équivalent, pour Paris, du défilé de mode ecclésiastique qui clôture Fellini-Roma.

En évoquant les autos tamponneuses, l’idée vint de filmer des figurants déguisés en académiciens français en habit vert se poursuivant à bord d’autos tamponneuses, rebondissant contre le caoutchouc qui entoure la piste, avec rires, chocs, moulinets d’épées, effets de capes noires, musiques de valses. Cela aurait sans doute amusé Maurice Rheims qui, vous le savez, fut scénariste à ses heures. La fin de la séquence accompagnée par Le Beau Danube bleu, aurait été poignante, ou bien joyeuse, avec un jerk.

Et là me revient à l’esprit le mot « discothèque » qui figure en face de « discours » dans votre dictionnaire : il me donne l’occasion d’évoquer le rock’n roll, qui appartient à ma génération. Rock Around the Clock, Bill Haley... Nous nous disions, avec quelques amis, un soir récent de réveillon dans ce qu’on appelle un grand hôtel parisien, alors que nous regardions des touristes un peu ivres et du même âge que nous, la soixantaine, se mettre à danser le rock’n roll, nous nous disions qu’avoir connu cette musique en étant jeunes nous avait dégourdis pour toujours, et ne ferait pas de nous des vieillards comme les autres.

On pourrait faire une étude sociologique sur les danses qui ont formé les esprits. Sous la Coupole, c’est le moment ou jamais de rappeler que Louis XIII et Louis XIV furent des danseurs. Louis XIV connut une carrière de danseur de presque vingt ans, créant jusqu’à cinq ballets la même année, apparaissant dans de petits rôles, jusqu’à un rôle de nymphe. Lorsque Maurice Béjart fut reçu à l’Académie des beaux-arts en 1995, il ne manqua pas d’en parler. C’est d’ailleurs grâce à lui que je sais cela. Maurice ajoutait : « Quel président de la République actuelle oserait apparaître sur scène en nymphe entre un danseur de l’Opéra et un sous-secrétaire d’État ! » Il paraît que Louis XIV dansait mieux que Louis XIII.

Commentaire de Richelieu : « L’engouement pour la danse est tel, parmi les courtisans, qu’il passe parfois avant les raisons d’État. » Le XVIIe siècle vit apparaître les scènes en pente et surélevées : l’histoire du théâtre changea. Et Maurice Rheims là-dedans, me dira-t-on ? Eh bien je l’imagine maîtrisant des danses de tous les temps avec son admirable et enviable silhouette.

Cette silhouette que j’ai admirée lorsqu’on le voit de dos déambuler dans le musée Rodin pour les besoins d’une émission de télévision. Il aurait pu interpréter le rôle d’Alain Cuny dans La Dolce Vita...

Si j’évoque Maurice Béjart, dont la mort interrompit entre nous deux une amitié sans disputes durant plus de quarante années, – j’eus le douloureux honneur d’organiser ses funérailles à Lausanne, choisissant un théâtre plutôt que la cathédrale, mais la mort de Maurice appartient davantage à mon prochain livre qu’au présent discours, si j’évoque Maurice Béjart mon ami, c’est qu’il porte le même prénom que Maurice Rheims. Et que Maurice est aussi le nom de famille de ma mère : ma mère est née Jeanne Maurice. C’est le nom qu’on lui attribue dans les hôpitaux ou les cliniques où il lui arrive d’avoir à séjourner. Quand, au téléphone, je demande la chambre de Mme Weyergans, les infirmières me renvoient dans un autre service. Ce sont des détails qui auraient intéressé Françoise Dolto, elle qui me dédicaça l’un de ses livres : « en complicité de Françoise-François », ce que d’ailleurs je n’ai pas vraiment compris. J’ai apprécié un bout de phrase de Maurice Druon recevant Maurice Rheims, les deux Maurice donc : « à trop tourner la tête ensemble alors qu’on ne hélait que l’un de nous »...

Vous voulez savoir ce qui m’a le plus touché tandis que je préparais l’exorde, voire davantage, de ce discours ? Ce fut une phrase de la fille aînée de Maurice Rheims, Bettina, qui me dit au téléphone, tout naturellement : « Le successeur de mon papa, ce n’est pas rien. » Ces deux mots, « mon papa », m’entraînèrent durablement dans un domaine plus affectif que les livres de son père que je découvrais, un crayon à la main. Vous savez le mal de chien qu’on se donne pour écrire et finir un livre, et toute cette peine ne pesa soudainement rien sur une balance où « mon papa » venait d’être posé sur l’autre plateau. Passez-moi cette phrase sentimentale.

C’est comme pour Fellini, que j’ai fait intervenir à cause de ceci : la première fois que je l’ai rencontré à Rome, il me demanda mon âge. Vingt-six ans. Il me dévisagea en souriant et commenta de sa voix de prélat et d’adolescent qui mue : « Quasi un bambino ! » Cette phrase prononcée par le père qu’il n’avait pas pu être longtemps (un fils mort peu de mois après la naissance), cette phrase me revint en mémoire, le « quasi un bambino », lorsque je découvris que Maurice Rheims avait dédié ainsi son meilleur roman : « À Virgile, bambinissimo. » Virgile est son petit-fils, son seul petit-enfant, aujourd’hui il suit les traces de son grand-père et de son père Serge Bramly, il écrit, il écrit pour le cinéma et il se trouve être l’héritier de l’épée d’académicien de votre confrère son grand-père Maurice Rheims. Bettina a fait une très belle photo de son fils qu’elle a titrée L’Immortel (au masculin, car tout à l’heure je parlerai de L'Immortelle au féminin, un film d’Alain Robbe-Grillet), Virgile portant l’habit brodé de maître Rheims et montrant l’épée, une épée à laquelle Maurice Rheims tenait beaucoup : c’est sur elle que se termine son livre testamentaire, publié à l’âge de quatre-vingt-dix ans au mois de mai 2000 : cet ouvrage s’appelle Nouveau voyage autour de ma chambre, en hommage à un texte que votre confrère venait de découvrir : Voyage autour de ma chambre, de Xavier de Maistre, et voici la fin du dernier chapitre signé Maurice Rheims et intitulé « Conclure, moi ? jamais ! » : « Ici plus qu’ailleurs – ici c’est ici, l’Académie française et ses locaux – je constate qu’avec le temps, ce sont les objets qui nous survivent, immortels, notre tenue dessinée au temps de Napoléon, nos fauteuils robustes, nos inaltérables épées. La mienne est réussie dans son genre, ouvrée par l’orfèvre Boivin. Elle est comme la bande dessinée de ma vie. Rarement je la tiens serrée contre moi, sinon les jours de faste sous la Coupole. » Enfant, Maurice Rheims jouait au mousquetaire.

À quatre-vingt-dix ans, il est fier de son épée d’apparat, unique à battre son flanc, dit-il, parmi les objets qui lui servent d’aide-mémoire... Dans le même livre, il a su faire apparaître aux yeux du lecteur tant d’autres objets, par exemple l’étui à cigares en crocodile noir et gainé d’or, que lui offrit Yul Brynner contraint d’arrêter de fumer.

Est-ce dans ce Nouveau voyage autour de ma chambre qu’il revient sur le mensonge, ou dans le dernier livre qu’il ait signé, un livre d’entretiens, En tous mes états ? Fellini n’a jamais caché qu’il était un grand menteur, et c’est à lui que me fit penser la lecture des nombreuses allusions aux charmes (au pluriel), voire à la nécessité, du mensonge, à l’ascèse, à la rigueur, à la mémoire plus maîtrisée que folle que le mensonge exige du menteur, qu’on trouve dans l’œuvre de Maurice Rheims. Je lis : « Mentir est une nécessité quand on est un enfant soucieux de ne pas décevoir ses parents... Dans l’espoir de profiter des avantages de la vie, sans en subir les inconvénients, j’ai très tôt compris l’intérêt du mensonge. » Et Maurice Rheims poursuit en évoquant le conte d’Alphonse Daudet, « Le Pape est mort ». Il est vrai qu’un peu de mensonge n’a jamais fait de mal à la vérité. Disons que ça l’habille, cette vérité qui va toute nue.

Et le mensonge est un des instruments de travail dont dispose tout auteur de fiction, cinéma ou littérature. Et puis Cocteau ! « Je suis un mensonge qui dit la vérité. » Sans Cocteau, je ne serais pas ici. Quand j’appris la nouvelle de son élection à l’Académie française, j’avais quatorze ans, je fus content pour l’Académie, je fus fier de l’Académie. Je l’ai toujours admiré, contre l’avis de mes professeurs, contre l’avis de René Char qui, après avoir lu un article de moi sur Cocteau dans Les Cahiers du cinéma, j’avais vingt ans, m’écrivit : « La poésie de Cocteau est à la vraie poésie ce que la flûte de mon truqueur de boulanger est à la Flûte enchantée. » Ce n’était pas très gentil pour les boulangers. « Vous verrez plus tard », ajoutait-il. J’ai vu et aujourd’hui la prose de Cocteau me paraît supérieure à ses poèmes. René Char détestait le mensonge, d’ailleurs il aimait Rossellini, dont le cinéma ne ment pas. Si mentir est parfois une ascèse, ne pas mentir en est une autre, plus exigeante encore.

Comme tous les gens consciencieux, comme Henri Bergson, comme Edmond Rostand, j’ai lu les remerciements prodigués ici-même au fil du temps. L’un de vos confrères reconnut que c’était le plus beau jour de sa vie. « À demain, mon cher », lui aurait répondu le docteur Lacan, qui terminait ainsi ses fameuses séances courtes. Ce n’est pas le plus beau jour de ma vie, et j’ai failli dire que c’était peut-être le plus beau jour de la vie de ma mère, mais les jours des naissances de ses cinq enfants, entre autres, ont compté davantage pour elle, j’espère.

C’est en tout cas un beau jour, encore un beau jour, « oh le beau jour encore que ça aura été », chère Madeleine Renaud, cher Samuel Beckett le plus janséniste de votre siècle, qu’aurait pensé de vous Richelieu ? Pourquoi l’Académie française, dont le premier ouvrage publié s’intitula Sentiments de l’Académie française sur la tragi-comédie du Cid (1638), a-t-elle renoncé à poursuivre ? Pourquoi ne fut point publié, imprimé par l’Imprimerie nationale, « Sentiments de l’Académie française sur Oh les beaux jours » ?

Il est vrai que Maurice Rheims n’était pas encore élu lors de la parution de ce chef-d’œuvre (Fin de partie, du même auteur, me semble parfois encore plus fort) et que je suis, là, peut-être hors sujet.

Peut-être car il y aurait des choses à dire sur un soupçon de jansénisme dans les derniers livres de Maurice Rheims, lui qui avait repéré que Robert Aron, dont il prononça l’éloge, s’adressait au général de Gaulle en empruntant un ton janséniste. Ne vous récriez pas. Je ne parle pas de l’homme dont la vie quotidienne fut rien moins que janséniste, je parle d’un écho amer et sévère que, lecteur, j’ai perçu ou cru percevoir. L’humour de Maurice Rheims est bien connu. Sa compagne – une histoire d’amour de vingt ans – Dominique Muller écrivit : « Je suis sûre qu’il aurait détendu l’atmosphère à ses obsèques, s’il y avait assisté autrement que couché dans son cercueil. »

Mesdames et Messieurs de l’Académie française, tout à trac et tout de go, je vais parler devant vous d’Alain Robbe-Grillet, lui, sa scène et ses personnes. On ne sait pas ce que l’histoire de la littérature française retiendra de l’auteur des textes réunis sous le titre Pour un nouveau roman, mais cet auteur appartient dorénavant et désormais à l’histoire si longue de votre Académie. Il s’est rendu détestable aux yeux de certains d’entre vous, semble-t-il. Mais lesquels d’entre vous, depuis plus de trois siècles, éprouvèrent-ils affection et admiration pour chacun de leurs confrères ? Alain s’est mal conduit, ai-je cru comprendre. Élu presque triomphalement par votre Compagnie, il refusa longtemps de se plier à vos usages, dont il était cependant averti. Longtemps, c’est-à-dire jusqu’à sa mort. C’est un de ces comportements inexplicables qu’on trouve dans toute biographie. La vérité biographique n’existe pas, affirmait Freud. À propos de Freud, il y a une phrase de Maurice Rheims – il entendit beaucoup parler de Freud par Marie Bonaparte, cette princesse qui se rendit à Vienne pour arracher Freud à l’occupant nazi –, une phrase où Maurice Rheims évoque le sombre cabinet du docteur Freud, parfumé, écrit-il, aux cigares à trois pfennigs : c’est plus fort que lui, il estime le prix des cigares, ça me plaît beaucoup !

Alain Robbe-Grillet a refusé de porter l’habit, de vous soumettre le texte de son discours, qu’il souhaita improviser. C’est ce qui s’appelle de la petite histoire. Vous aviez élu un amateur de pull-overs à col roulé ! Un homme coquet, qui se fait faire un smoking à Tokyo et un manteau superbe dont parle sa femme, Catherine Robbe-Grillet dans un journal intime qu’elle a intitulé Jeune mariée, un livre passionnant, inattendu, que j’ai découvert le mois dernier et qui rejoindra dans ma bibliothèque d’autres journaux intimes plus célèbres. L’homme au col roulé, son mari, que n’avait-il rencontré mon amie agnès b. ! Elle lui aurait coupé un habit sur mesure, à la Diderot. Et Denis Diderot, auteur de ce texte assurément plus immortel que tant d’autres, qui s’intitule Regrets sur ma vieille robe de chambre aurait convaincu Robbe-Grillet. Robbe-Grillet dans la robe de chambre de Diderot ! Avec broderies ! agnès b. aurait réussi, j’en suis sûr, un tel hapax, un tel exploit ! Ce ne fut pas le cas, et comme vous le dirait Hegel lui-même : « C’est ainsi. »

On pourrait imaginer un scénario à la Robbe-Grillet, qui lui donnerait une deuxième chance, il serait reçu par votre confrère Pierre Rosenberg qui a déjà, dans ce scénario, rédigé son texte où il rappelle les nombreux voyages de l’homme au col roulé : « De vos déplacements qui n’ont rien en commun avec ceux de Paul Morand, vous gardez tout, lui dit-il, les billets de train, les notes de restaurant, les factures d’hôtel, les tickets d’entrée dans les jardins botaniques... » Pierre Rosenberg parlera de Maurice Rheims, de maître Maurice Rheims, devenu deux fois maître Maurice Rheims après son élection. Il rappellera que de nombreux académiciens ont reçu un livre signé Dominique Muller-Wakhevitch, titre : Désormais Venise, n’ignorant pas, continue en voix off l’orateur dans ce film inventé, que « Dominique Muller avait été la compagne de Maurice Rheims pendant les vingt dernières années de sa longue existence ». Et là, un petit coup de théâtre : nous apprenons que la même Dominique Muller soutint naguère un mémoire de maîtrise consacré à Robbe-Grillet ! On entendra la voix du romancier admiré par Nabokov, la voix de l’auteur du Miroir qui revient. Il dira : « Le seul engagement possible de l’écrivain, c’est la littérature. »

Voilà donc l’homme en costume brodé d’après Diderot reçu imaginairement en séance solennelle sous cette Coupole dans une séquence où des personnages seraient réunis pour revivre leur passé et tenter de le modifier, comme dans le film anglais Au cœur de la nuit, comme dans le roman argentin L’Invention de Morel. J’avais trouvé des points communs entre L’Invention de Morel d’Adolfo Bioy Casarès, et le scénario de L’Année dernière à Marienbad. J’entends encore Robbe-Grillet, au Lido de Venise, après une projection privée de ce film qui allait obtenir le Lion d’or, me dire, nous n’étions pas loin de l’hôtel Excelsior : « Weyergans, ne caftez pas. Ne parlez pas de L’Invention de Morel ! Les gens ne vont pas comprendre. » Nous nous connaissions parce que nous avions joué au ping-pong ensemble en Normandie.

L’année suivante, j’organisai rue Washington à Paris – une rue que je retrouverai plus tard dans le récit de William Styron Face aux ténèbres, ce document définitif sur la dépression, ne sommes-nous pas tous plus ou moins déprimés ? – j’organisai une projection privée d’un de mes courts métrages. Il y avait dans la salle Alberto Giacometti. Le film s’appelait, s’appelle encore ! Statues (au pluriel). J’avais enregistré Giacometti, dont la voix off intervenait plusieurs fois dans la bande son.

Quand la salle se rallume, Giacometti me dit : « Mais le type là-bas, ce n’est pas Robbe-Grillet ? J’ai envie de lui parler, vous pouvez nous présenter ? » Et j’entends Alberto Giacometti dire tout le bien qu’il pense du premier film réalisé par Robbe-Grillet en noir et blanc et en Turquie : L’Immortelle, au féminin, L’Immortelle... Interprétée par Françoise Brion, qui, filmée en 1963, était... comment dire ? Je me replonge dans votre dictionnaire et je me réfère au sens que vous qualifiez de trivial d’un verbe qui, en parlant – je vous cite – d’un individu mâle, définit exactement quoique trivialement la réaction que suscitaient les images de la comédienne, quand elle se rafraîchit les pieds dans une fontaine d’Istanbul ou quand elle apparaît vêtue de ce que le catalogue de La Redoute appelle de la lingerie sculptante. Je n’avais pas compris le film à sa sortie, je l’aime beaucoup aujourd’hui – à part une erreur de casting, le personnage principal masculin ayant le tort de ne pas être interprété par Michel Piccoli.

Alberto, Alberto Giacometti, peu sensible à l’intrigue, avait été davantage intéressé par les visages des Turcs filmés de façon très documentaire par Robbe-Grillet, un pêcheur à la ligne, un marchand de souvenirs à l’entrée d’une mosquée. J’étais jaloux : Giacometti n’en avait que pour Robbe-Grillet et en oubliait de me dire du bien de mon court métrage.

Quel dommage que je n’aie pas songé à inviter à cette projection Maurice Rheims, dont j’ignorais alors, mais provisoirement, le nom : nous aurions eu dans la salle trois personnes concernées avant la lettre, ou plutôt le chiffre, par votre fauteuil 32 ; et des semaines plus tard, Giacometti me téléphonait, il savait que je possédais une caméra 16 mm : « Pourriez-vous me prêter votre caméra ? Je me dispute avec ma femme et je voudrais filmer ces disputes ! » Mais nous ne sommes pas à l’Académie des beaux-arts, et je renonce à vous parler davantage d’Alberto Giacometti, sur qui j’ai beaucoup à dire et à qui je dois tant.

Ce fut à la même époque, après la sortie de L’Immortelle, après cette projection rue Washington, que j’eus pour la première fois entre les mains un livre de Maurice Rheims, des nouvelles publiées sous le titre Le Cheval d’argent chez Julliard, une maison d’édition où mon père publiera plus tard un roman influencé par le Nouveau Roman, mais plutôt par Nathalie Sarraute que par Alain Robbe-Grillet. Je cherchais à adapter une nouvelle pour tourner un court métrage de fiction. Il y avait Repos à Bacoli, de votre confrère Pierre Moinot dont je conserve de nombreuses lettres.

Tournage à Naples, trop cher. Mais dans le recueil de nouvelles de Maurice Rheims, un jeune auteur à mes yeux, j’ignorais tout de lui, c’était son deuxième ouvrage de fiction, imprimé en février 1962 au lendemain – je n’en savais rien – de son cinquantième anniversaire, une nouvelle que j’ai relue la semaine dernière me frappa, échappant à l’influence perceptible dans le reste du volume de Maupassant et à un ton disons Louise de Vilmorin, laquelle Louise de Vilmorin eut l’honneur d’inspirer un film, et non des moindres de Max Ophuls, Madame de... , avec Danielle Darrieux et Vittorio de Sica dans un rôle d’ambassadeur où il porte avec une prestance difficile à égaler un costume bien proche du vôtre, du nôtre... Le Père Zacharias, c’est le titre de la nouvelle. Quel plaisir de l’avoir relue ! Pourquoi ce petit texte est-il épuisé, difficile à trouver d’occasion ? N’y a-t-il pas à Paris un éditeur qui s’intéresserait à Maurice Rheims et rééditerait la trentaine de pages, où il égale les meilleures nouvelles de Stefan Zweig et d’Arthur Schnitzler ? Le Père Zacharias, donc, c’est l’histoire d’un ecclésiastique libanais qui propose des objets rarissimes, provenant de fouilles illégales, à un antiquaire parisien.

Cet ecclésiastique n’est au bout du compte qu’un sympathique escroc russe. Une jeune fille apparaît à la fin : « grande, mince, blonde, cheveux tirés, vêtue d’un chandail sur une jupe plissée », ce qui permettait au jeune cinéaste de rêver, le cinéma étant, selon une définition célèbre, l’art de faire faire de jolies choses à de jolies femmes. Ce Père Zacharias, qui dispose d’un compte numéroté en Suisse et qui s’avère être un Russe blanc nommé Zacharias Zaroubine, expulsé par la police turque en raison de ses activités politiques en faveur des Soviets, fait penser au M. Arkadin d’Orson Welles : Maurice Rheims connaissait-il ce film produit par Louis Dolivet – Louis Dolivet dont la biographie reste à écrire ? Producteur d’Orson Welles, « kominternien », il fut très proche de Jean Moulin, on l’a vu entre Lisbonne et les États-Unis pendant la Deuxième Guerre mondiale, une guerre où s’illustra d’une façon qui force le respect votre confrère Maurice Rheims, déjà commissaire-priseur et futur auteur de L’Objet 1900, livre intelligent et admirablement illustré. Maurice Rheims parla souvent des faussaires. A-t-il vu le film d’Orson Welles, Vérités et mensonges, qui l’aurait ou qui l’a passionné ?

Maurice Rheims naquit à Versailles le 4 janvier 1910 et mourut à Paris le 6 mars 2003, père de trois enfants, deux filles et un garçon, auxquels il dédia affectueusement plusieurs de ses livres. Son destin devait le contraindre à traverser cette si grave épreuve : voir mourir son fils.

Maurice Rheims était officier au Ve génie en 1939, ensuite il commanda en second le premier groupe de commando-parachutiste en Algérie, nous rappelle la notice biographique que votre site Internet lui consacre. Beaucoup de courage était alors en jeu. Je pense à ceux qui, aujourd’hui, risquent leurs vies dans les pays où ils tentent de faire triompher des valeurs qui inspirèrent aussi la résistance contre l’occupant nazi. La lecture des journaux quotidiens est plus douloureuse que celle des livres d’histoire.

Le père de Maurice Rheims, le général Rheims, apprenait les victoires de l’Empire à son fils en le promenant autour de la place de l’Étoile. Le général Rheims fut blessé à Verdun et gazé à Douaumont. La mère de Maurice l’entraînait après la Première Guerre mondiale chez les petits antiquaires du côté de Saint-Cloud. Le jeune Maurice aurait échoué sept fois au baccalauréat.

Un chiffre sacré, qui lui permit de revendiquer sa vie durant, sa qualité de cancre ! Après des études à l’École du Louvre, il aurait pu devenir directeur de musées. Il préféra le monde plus excitant des ventes aux enchères. Il vendit tout le mobilier de l’hôtel Majestic – la disparition d’un hôtel est toujours triste, mais les hôtels survivent dans les romans, les correspondances et les journaux intimes.

Pendant l’Occupation, Maurice Rheims est interné à Drancy. Il apprend que son nom est mis sur une liste de vingt otages qui seront fusillés le lendemain. Il avait 31 ans, et douze heures à vivre. Quelle fut sa réaction ? Il s’endormit. Le lendemain, le peloton d’exécution ne fut pas réuni. Les otages survécurent. Et Maurice Rheims parvint à s’échapper de Drancy en simulant une maladie contagieuse. Tout cela fut rappelé par une voix plus autorisée que la mienne, celle de son ami et votre confrère Maurice Druon. On retrouve ensuite Maurice Rheims en Algérie, à la frontière franco-suisse qu’il fait passer à des pilotes hollandais, dans la forêt des Vosges où sera tué un de ses compagnons, Joachim du Bellay, le dernier descendant de l’auteur de Défense et illustration de la langue française, auteur aussi – Maurice Rheims en a-t-il eu connaissance ? – d’un Hymne à la-surdité.

J’ai connu Maurice Rheims pendant ces moments trop peu mentionnés dans les biographies d’écrivain : lorsque l’auteur d’un roman se retrouve dans les couloirs de sa maison d’édition, confronté aux jeux d’épreuves – si bien nommés. Nous nous rencontrions devant le bureau de madame Méal, la chef-correctrice des éditions Gallimard, qui n’avait pas son pareil pour vous signaler en douceur une phrase mal construite, une phrase incompréhensible, la présence six fois dans la même page du pronom « il ». Mme Claudine Méal fut l’ange gardien de nombreux auteurs, de Jorge Semprun – que j’espérais tant voir ici aujourd’hui –, de Jean Genet, d’Hector Bianciotti. Et Maurice Rheims aussi écouta et suivit ses conseils, avec la même modestie que ses confrères de ce que j’appellerais l’académie Gallimard, ce qui est plus joli que l’écurie. Lorsque certains auteurs publiaient ailleurs que chez Gallimard, ils continuaient de consulter en secret Mme Méal. Je l’ai fait, Hector l’a fait. En prenant sa retraite, elle me confia : « Je ne vais plus devoir lire à longueur de journées tous ses passages érotiques et répétitifs, que je brûlais d’envie de raccourcir ! » Je lui ai offert une très belle édition d’une Bible, où pourtant les passages érotiques ne manquent pas.

Mesdames et Messieurs de l’Académie française, j’évoque la vie de l’un d’entre vous, qui est mort. Un éloge, a-t-on imprimé sur le carton d’invitation. J’aurais voulu vous faire l’éloge de l’éloge, attentif lecteur que je fus de la somme de Laurent Pernot, deux volumes publiés par l’Institut des études augustiniennes, titre : La Rhétorique de l’éloge dans le monde gréco-romain. Pour aller vite, l’éloge, c’est dire du bien et bien le dire. L’un d’entre vous, à propos de mon discours de réception, m’a dit : « Ne te mets pas martel en tête », ce qui, à propos d’un commissaire-priseur, est amusant. Le genre de l’éloge entretient de nombreux rapports avec les vies des saints. La vérité n’a que peu d’importance. L’exactitude aussi. Des panégyristes ont confisqué l’éloge. Nous sommes dans l’épidictique et l’encomiastique, deux mots que les personnes intéressées retrouveront dans votre dictionnaire. Encomiastique serais-je ? Adepte du panégyrique ?

Tout à coup surgit une tout autre question : à quoi riment nos vies ? À quoi riment nos vies ? Une de ces questions dont la réponse se veut impensable. C’est au fond la question de Gauguin, sur qui Maurice Rheims a écrit la question qui est le titre d’un tableau de près de quatre mètres de long et qui se trouve au Musée des beaux-arts de Boston, au lieu d’être au Musée d’Orsay : « D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? »

Une autre question surgit : celle des rapports entre l’art et l’argent. Cette question fut au cœur des préoccupations de Maurice Rheims – qui aida par exemple, financièrement, avec un groupe d’amis, le jeune Balthus qui en avait besoin – et se retrouve dans tous ses ouvrages. Il parle en connaisseur de la valeur négociable des choses. Dans ce vieux combat entre l’art et l’argent, l’argent est en train de gagner, mais l’art a toujours eu le dernier mot. L’art et le savoir qui est cette jouissance jamais loin de lui. En gros, il est agréable d’être cultivé.

Deux images pour finir. Je les dois à Bettina Rheims, ce n’est pas étonnant de devoir des images à une photographe. À ma demande, elle se souvint devant moi, qui prenait des notes, de son père, de son papa, un homme, dit-elle, qui s’occupait plus de ses femmes que de ses filles.

Deux filles mais combien de femmes ? Je pourrais me souvenir ici des confidences d’une fille de François Truffaut sur les femmes de son père. Bettina ajoute, à propos de son papa : « Quand il devint un merveilleux grand-père, il m’apparut comme un formidable père. » Le grand-père, je vous le rappelle, du bambinissimo. Le fils de Bettina. Il arriva que le père couchât... oh la concordance des temps... que le papa drague, et davantage, les copines de ses filles. J’avais compris « adolescentes », mais non, plus tard, quand elles avaient quarante-cinq ans. Réaction de Bettina : elle se fâcha avec ses amies, pas avec son père. Mesdames et Messieurs de l’Académie française, ce qu’on appelait avec délices du temps de ma jeunesse dans les milieux catholiques « l’érotisme sous-jacent » affleure ici.

Voici les deux images :

Maurice Rheims, père de trois jeunes enfants, commissaire-priseur respecté ou craint ou jalousé, pratique avant que ce ne soit la mode, le yoga. Torse nu, vêtu d’un caleçon blanc, dans cette partie de l’appartement appelée l’entrée rouge, il se tient droit, mais le corps reposant sur la tête. C’est ainsi que ses enfants rentrant de l’école le découvrent. Tout droit, très mince, la tête en bas, les pieds en haut, en caleçon blanc.

L’autre image : Maurice Rheims écrit. Au stylo à bille sur des blocs Rhodia, ensuite sur des cahiers à spirale. C’était un travailleur acharné, me dit sa fille aînée. Dès huit heures du matin. Je lui dis que le travail acharné peut commencer à onze heures du soir jusque huit heures du matin. Maurice Rheims écrivait à la main et faisait ensuite taper à la machine. Je pense qu’il aurait dû taper à la machine lui-même : au lieu de faire recopier le manuscrit par une secrétaire, il aurait instinctivement corrigé, la machine à écrire mécanique pousse à avoir un talent dont les ordinateurs, ou ceux qui les programment, n’ont pas la moindre idée.
Maurice Rheims écrit à la main et il a près de lui un rouleau de scotch dans un dévidoir. Dès qu’il réécrit un paragraphe, sur une page d’un autre cahier, il le découpe et le colle sur le passage auquel il renonce, avec ce ruban adhésif transparent dont il faisait une grande consommation.

Le voilà, installé à l’aube en été et en Corse, le ventre plat, avec son humble pointe Bic, son cahier quadrillé, ses rouleaux de scotch à portée de main, livré à son désir d’écrire. Travelling arrière. Nous le laissons. Qui est-il ? Le point d’interrogation compte. C’est comme dans un roman policier. Il faut se poser jusqu’à la fin des questions sur le personnage. Est-il bon, est-il méchant ? Est-il actif, est-il angoissé, est-il drôle ? Est-il Beatles ou Rolling Stones ? Renée Fleming ou Amy Winehouse ? Rousseau ou Voltaire ? Est-il calme, est-il agité ? Est-il Faust, est-il Méphisto ? Je fus son lecteur, il fut votre ami.